La peur en avion: pensées d'avant-crash

Publié le par Vinteur

Il est 0h58. Je suis là depuis 23h. Mon avion décolle à 5 heures du mat’, donc je suis venu à Roissy la veille par le dernier RER, histoire de faire des économies de taxi et d’hôtel. Faire des économies : c’est idiot, maintenant que je sais que je vais mourir. Je ne sais pas encore si l’avion va se crasher, si un réacteur va prendre feu, ou s’il va être détourné par des terroristes, mais ce dont je suis (presque) sûr, c’est que je vais mourir dedans. Une ambiance bizarre, des gens intrigants dans le Terminale, pas de catastrophe depuis 15 jours dans les JT, je ne sais pas pourquoi, mais je sens que c’est le mien qui va prendre.

En plus le décollage est pile à la bonne heure pour une bonne couverture journalistique, et donc un crash réussi : il décolle à 5 heures, soit un crash entre 7 et 8 heures en supposant la catastrophe après 2 heures de vol : or au bout de 2 heures, on est pile au dessus de la méditerranée : ça ferra de jolies images. Crash à 8 heures, donc la première dépêche AFP tombe à 9 heures, la dépêche tombant forcément après l’avion. Le temps d’envoyer une équipe de cameramen, les caméras survolent la zone entre 10 et 11 heures, ce qui laisse tout juste le temps à Jean-Pierre Pernaut de rendre compte des premiers éléments de la catastrophe dans son journal de 13h, autrement dit de décompter le nombre de français dans l’engin, et d’annoncer en fin de journal qu’Harry Roselmack (c’est l’été) reviendra de façon plus approfondie dans son 20 heures.

Jean-Pierre Pernaut soulignera peut être également que si l'on a peur de prendre l’avion, inutile d'y risquer sa vie, car il y a de jolies chambres d’hôtes en France, pour pas cher, ce qui sera l’occasion de faire le portrait d’Odette, agricultrice dans le Tarn, qui à retapé ses combles pour en faire des chambres d’hôtes : l’occasion pour les vacanciers d’aller à la mer, tout en apprenant à traire les vaches le matin avant le petit déjeuner, et de découvrir la vie au milieu des poules.

Entre temps, dans l’après-midi, l’Elysée pourra émettre un communiqué dans lequel la présidence ferra part de son soutien aux familles. Familles qui pourront trouver du réconfort grâce à la mise en place d’une cellule psychologique au sein de Roissy. A 20 heures, les premiers éléments de l’enquête auront été approfondis dans les JT, autrement dit les familles en pleurs témoigneront « Hier encore, il était avec nous ! On riait ! Et aujourd’hui, il perd la vie dans un avion. C’est terrible ! ». Doublé d’un sujet d’investigation sur «les compagnies listées à éviter quand vous partez en vacances », et l’envoyé spécial de Roselmack de s’exclamer « Pourtant, cette compagnie n’était pas black listé ! Les contrôles techniques avaient été effectués selon les recommandations» .

Et puis, cette question à laquelle on ne répondra jamais, et que l’on se repose à chaque crash : « mais où sont passées les boites noires ? ».

 

L’horaire est parfait pour un crash je vous dis ! Ca ne peut pas être le vol de 14 heures, c’est trop tard pour les JT ! Et le journal "Le Monde" boucle à midi pour une parution le soir sur la capitale ! Un vol à 5 heures, c’est l’idéal pour un crash, c’est médiatiquement scientifique !

 

Il est donc 0h58, et l’enregistrement n’est qu’à 3 heures, et l’avion décolle à 5 heures. Avant l’enregistrement, il me reste donc pile 2 heures… pour prier. Sachant qu’il me faut en moyenne 17 secondes pour réciter un "Notre père", je peux en réciter 423. Avec ça, si ce n’est pas moi le seul survivant. Je commence à prier, mais me reperds rapidement dans mes pensées.  Quand on sait qu’on va bientôt mourir, la moindre chose prend une valeur inimaginable. J’observe les gens. Un bébé dort sur un porte bagage, à côté de ses parents. Les pauvres, s’ils savaient. Toute cette petite famille, dans quelques heures, ne sera plus. Un enfant demande à boire à sa mère, sans se douter que dans quelques heures, l’eau de la Méditerranée, il pourra en boire autant qu’il veut, et pas que par la bouche. Avant la mort, donc, la moindre chose prend de l’importance, ne serait-ce que les couleurs des logos des tours opérateurs : je prends conscience de toutes les nuances de couleurs. Le rouge de nouvelles frontières et de Look voyages, plus beau mais moins vif que le rouge de l’extincteur pas loin. Je l’emmènerai bien l’extincteur : c’est le rouge que je préfère, et ça pourra être utile quand les flammes ravageront l’appareil. Les flammes, rouges aussi, mais c’est un rouge plus chaud. Le bleu de l’enseigne de Thomas Cooke, plus claire que le bleu de l’UMP. Même le gris du Terminale 3 , gris comme mon ciel picard, mais en plus métallique, me parait beau.

 

Il faut que je sois à deux heures de la mort pour saisir toute la signification du logo de Thomas Cooke voyages, ce rond bleu avec un cercle jaune à l’interieur : le rond représente la planète, le bleu est l’océan, le jaune un continent. Non ? Bah à l’approche de la mort, on devient poète, je n’y peux rien !

 Deux lycéennes plaisantent à côté de moi : quel dommage, mourir si jeunes ! J’écoute leur conversation : « Secret Story ? Cette année, je suis accro ! ». Finalement, c'est pas si grave de mourir si jeune. 

 

J’imagine déjà demain, l’ouverture du JT. J’espère que le crash sera traité en ouverture du journal, et que les feux de forêt en Corse ne nous voleront pas la vedette. Enfin, on est une majorité de français sur ce vol, on devrait avoir le droit à un bon traitement de la catastrophe.

 J’hésite à passer un dernier appel, pour dire au revoir à mes amis, au cas où, surtout que du coup, avec le crash, mon forfait va être perdu.

  

Je regarde le panneau électronique des décollages, sans doute le dernier écran que je verrai. Tous ces vols annoncés, pourquoi faut-il que ça tombe sur le mien ? Ou plutôt que ce soit le mien qui tombe ?

 

Je relis ma convocation : « les horaires de votre vol de retour vous seront reconfirmés 72 heures avant par notre délégué (e) à destination ». J’esquisse un sourire, le rapatriement des corps se fera sans doute plutôt à bord d’un bateau pêche que par avion. 

Il est 1h20, plus que 3h40 avant le crash s’il a lieu au décollage, un peu plus si c’est en plein vol. Personnellement, je préfèrerais que ça se produise au décollage, avant la prise d’altitude : on tomberait de moins haut.La descente aux enfers serait plus brève. En même temps, quitte à avoir une mort spectaculaire, autant vivre l’expérience à fond : un crash au dessus de la mer, c’est quand même plus classe ! (que de tomber sur son point de départ)

J’ai deux bagages : un ira en soute, et l’autre à main ira en cabine. Je transfert quelques affaires du bagage à main vers le bagage soute : s’il est suffisamment léger pour flotter, il pourra me servir de bouée.

 

Des messages de prévention contre la grippe A ! T’inquiète, mes mains je ne pourrai pas les laver au savon, mais je compenserai par la quantité d’eau : ça sera mieux qu’un coup rapide sous le robinet. En plus le sel, ça ….

 

 BI2822, le numéro de ma tombe. J’aurais préféré une tombe avec mon nom gravé sur du marbre, mais bon… Je rêvais de mieux qu’une fosse commune, mais pas le choix.

 

1h38 : je vais aller aux toilettes une dernière fois. Je vais aux toilettes une dernière fois, je suis pas à l’aise pour nager quand j’ai envie de pisser.

 

Une famille arrive : « Vous attendez pour nouvelles frontières ? ». Non, Look voyages. Mais c’est le même avion : peu importe que l’on voyage avec un opérateur concurrent face à la communauté de destin qui nous attend. Les nouvelles frontières, je ne crois pas qu’on les verra, de toute façon.

 

Je vais pisser. J’actionne l’interrupteur  du savon, normal que l’eau ne coule pas. Je sais, on dit j’appuie sur bouton du savon , l’interrupteur c’est pour un objet électrique, mais à quelques heures de la mort, je veux montrer que j’ai un peu de vocabulaire, quand même. J’appuie sur le bouton du savon donc, normal que l’eau ne coule pas. « Déplacer les mains en face de la cellule ».  Pour les portes de l’avion, l’ouverture est aussi facile ? Je compte sauter avant. D’ailleurs je passe mes lunettes sous le robinet, faut que je voie clair pour bien évaluer les distances et sauter au bon moment. Car je compte sauter avant l’appareil.  J’ai bien fait de pas mettre mes lentilles pour partir, l’opticien m’a déconseillé de me baigner avec. Et avec l’eau salé ça pique les yeux.  Les lunettes de vue, c’est pas l’idéal , mais les verres de mon masque tuba ne sont pas correcteurs. Je suis un peu perturbé.

 On monte enfin dans l’avion, j’hésite à déclencher l’enregistreur de mon téléphone portable, afin de compléter les boites noires.

 

Dans l’avion j’adresse un sourire à la jeune femme assise à côté de moi, et j’essaie d’entamer la conversation. Savoir qui elle est, d’où elle vient : histoire de savoir avec qui je vais périr, je trouve ça important : on coulera sûrement à côté. Et surtout, si elle se noie avant moi, elle pourra me servir de bouée : je pourrai alors retrouver sa famille pour lui faire savoir qu’elle n’est pas morte pour rien. Quand on perd un être chère de façon aussi tragique, c’est important pour la famille de pouvoir se dire que la mort a servi à quelque chose, ça aide à faire le deuil je trouve.

 

Sinon, ça m’embête de déverser mon dentifrice et mon gel douche dans la mer. Je suis un peu écolo sur les bords, et j’ai vu le « Home » de yann Artus Bertrand. Alors même si la pâte à dentifrice de mon tube est bleue turquoise, afin de mieux protéger l’émail des dents, et que au moins au niveau de la couleur ça ne devrait pas faire de tache sur les vues aérienne, ça pollue quand même. Mais bon…

 

2h14 : les premières personnes commencent à faire la queue devant le stand de Look voyages pas encore ouvert.Pressés d’avoir les bonnes places dans la fosse commune.  Moi j’attends encore , je suis assis au « bar de l’escale », pas encore ouvert, ou déjà fermé. J’aurais bien pris un café et croissant beurre, c’est pas bon de nager le ventre vide.

 

2h32 : les gens arrivent devant le comptoir. J’aurais du mettre un maillot de bain sous mon pantacourt.

 FIN

 Le crash n’a pas eu lieu. Merde !! Donc c’est pour le retour ? 

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A
<br /> Bravo pour ce super article! Je me retrouve complètement dans votre description, notamment concernant l'impression d'être condamné à mourir et donc à regretter de ne pas avoir plus profité de la<br /> profondeur des couleurs du logo de Thomas Cook, comme vous le relatez. De plus j'adhère totalement à l'humour noir de votre papier ;)! Thumb up for you!<br /> <br /> <br />
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